Euro et colonialisme

Pendant mes vacances, j’ai lu avec énormément d’intérêt le grand livre de David Van Reybrouck, Revolusi sur l’histoire de l’Indonésie, ce qui nous entraîne loin du sujet de ce carnet, mais il y consacre trois pages à l’Union Européenne, ses origines alors que trois de ses pays fondateurs ont encore des colonies¹. Il met en avant la contemporanéité des négociations pour le Traité de Rome (de 1955 à 1957), la Conférence de Bandung (18 au 24 avril 1955) et la crise du Canal de Suez (juillet-novembre 1956) et affirme que la création d’une Europe unie se fait en réaction aux mouvements anti-colonialistes des pays d’Asie et d’Afrique.

The mindset underlying Europe was late colonial, rather than post-colonial.

David Van Reybrouck, Revolusi: Indonesia and the Birth of the Modern World (traduction anglaise de 2024 de l’original néerlandais de 2020), p. 508. Voir ci-dessous l’article 131 du Traité de Rome comme exemple de cet état d’esprit.

Van Reybrouck s’appuie pour ces pages sur le livre de Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrica: The Untold History of European Integration and Colonialism (2014) disponible en accès ouvert sur le site internet de Bloomsbury, son éditeur². Sauf erreur de ma part, ces deux auteurs ne parlent pas de devise ou de politique monétaire (ceci n’est pas une critique ; c’est tout à fait compréhensible au vu des fourchettes chronologiques de l’ouvrage).

Pourtant, le lien entre l’euro et le colonialisme est fort, comme la devise européenne, en héritage du franc français, est liée au Franc CFA, c’est-à-dire deux monnaies africaines : le Franc Communauté financière en Afrique, utilisé actuellement au Bénin, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, en Guinée-Bissau, au Mali, au Niger, au Sénégal et au Togo, et le franc CFA de la CEMAC (Coopération économique et monétaire en Afrique centrale), devise du Cameroun, du Gabon, de la Guinée équatoriale, de la République centrafricaine, de la République du Congo et du Tchad. La majorité de ces pays sont des anciennes colonies françaises.

Le franc CFA a une parité fixe avec l’euro, 1 € = 655,957 F CFA (1 F CFA ≈ 0,00152 €), garantie par la Banque de France³. La parité fixe garantie par la France fait que certains des pays africains concernés doivent déposer 50 % de leurs réserves de change au Trésor français sur un compte rémunéré ; depuis 2019, cette obligation ne concerne plus les pays du Franc Communauté financière. On voit donc comme l’ombre du colonialisme français pèse, par l’intermédiaire de l’euro, sur certains pays africains, même si tous les membres du CFA peuvent librement et unilatéralement quitter cette association. Il faut aussi souligner que certains économistes voient un côté positif dans ce système car il apporterait une certaine stabilité aux économies des pays africains concernés.

L’histoire de l’abréviation CFA montre bien l’existence de ce reliquat de colonialisme puisque, de 1945 à 1958, elle se résolvait en « Colonies françaises d’Afrique », et, de 1958 à 1960, en « Communauté française d’Afrique », et maintenant elle signifie soit « Communauté financière en Afrique » soit « Coopération financière en Afrique ».

Alors que les décisions de la Banque Centrale Européenne sur l’euro touchent plus de 195 millions d’Africains, sauf erreur de ma part, dans cette institution, aucune place n’est prévue dans ses organes de décision pour une personne représentant ce continent.

Les discussions sont vives en Afrique de l’Ouest sur le futur abandon du franc CFA et la création d’une nouvelle monnaie commune africaine, l’eco, mais cela ne ressort pas de ce carnet, et je n’en discuterai pas ici.

Annexe 1 : Article 131 du Traité de Rome (1957), avec son annexe IV

Pour bien comprendre l’influence du colonialisme sur le traité de Rome, il faut citer en entièreté son article 131 et la liste des pays ou territoires qu’il concerne⁴.

Article 131

Les États membres conviennent d’associer à la Communauté les pays et territoires non-européens entretenant avec la Belgique, la France, l’Italie et les Pays-Bas des relations particulières. Ces pays et territoires, ci-après dénommés
« pays et territoires », sont énumérés à la liste qui fait l’objet de l’Annexe IV du présent Traité.
Le but de l’association est la promotion du développement économique et social des pays et territoires, et l’établissement de relations économiques étroites entre eux et la Communauté dans son ensemble.
Conformément aux principes énoncés dans le préambule du présent Traité, l’association doit en premier lieu permettre de favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires et leur prospérité, de manière à les conduire au développement économique, social et culturel qu’ils attendent.

Annexe IV

Notez l’absence de l’Algérie, due à son statut particulier pour la France.

PAYS ET TERRITOIRES D’OUTRE-MER
auxquels s’appliquent les dispositions de la quatrième partie du Traité
L’Afrique Occidentale Française comprenant : le Sénégal, le Soudan, la Guinée, la Côte-d’I voire, le Dahomey, la Mauritanie, le Niger et la Haute-Volta;
L’Afrique Équatoriale Française comprenant : le Moyen-Congo. l’Oubangui-Chari, le Tchad et le Gabon;
Saint-Pierre et Miquelon, l’Archipel des Comores, Madagascar et dépendances, la Côte française des Somalie, la Nouvelle-Calédonie et dépendances,
les Établissements français de l’Océanie, les Terres australes cl antarctiques;
La République autonome du Togo;
Le territoire sous tutelle du Cameroun administré par la France:
Le Congo belge et le Ruanda-Urundi;
La Somalie sous tutelle italienne:
La Nouvelle-Guinée Néerlandaise

Annexe 2 : les billets du franc CFA

Comme ce carnet traite d’abord des images de l’euro, je m’en voudrais de ne pas dire rapidement un mot de l’iconographie des billets du franc CFA. Il me semble remarquable qu’elle soit l’exact opposé de celle des billets de l’euro. Alors que pour celui-ci, il a été fait le choix du patrimoine architectural et de l’absence de présence humaine, nonobstant le beau thème des portes, ponts et fenêtres montrant la transparence et la facilité des relations et échanges entre pays de l’Union Européenne, les billets du franc CFA montrent des enfants, des hommes et des femmes, et des animaux, ainsi que des machines modernes, bref une vie et un dynamisme qui font défaut aux billets européens.

Deux exemples de billets du franc Communauté Financière⁵

Deux exemples d’anciens billets (2002) du franc CFA de la CEMAC⁶

Les nouveaux billets (2022) du franc CFA de la CEMAC

1. Merci à Pierre Wegnez pour sa relecture attentive de ces quelques lignes. [↩]
2. Pour des comptes-rendus de ce livre, voir J. Bohling, French Politics, Culture & Society, vol. 35, no. 2, 2017, pp. 140–42 ; M. Gilbert, The Eurafrican Idea, Survival 58, 6 (2016-2017), p. 187-194 ; K. Muller, Eurafrica: The Untold History of European Integration and Colonialism, The European Legacy, 22(1) (2016), p. 105–106 ; M. Racine, Eurafrica, the untold history of European integration and colonialism, by Peo Hansen and Stefan Jonsson, Mediterranean Historical Review, 32(2) (2017), p. 273–277 ; A.I. Richard, Review of Hansen, P.; Jonsson, S. (2014) Eurafrica. the untold history of European integration and colonialism, Journal Of Global History 11(1) (2016), p. 151-153 ; D. Trilling, Colonialism by Other Means, Soundings 59 (2015), p. 141-144. L’ouvrage a été traduit en français par C. Habart, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union Européenne (Paris, 2022). Voir les comptes-rendus : F. Blum, L’histoire européenne lue comme une histoire coloniale, En attendant Nadeau (1er octobre 2022) (Assez critique) ; A. Boubeker, « HANSEN P., JONSSON S., Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, La Découverte, mai 2022 », Le Portique [En ligne] 47 (2022) (mis en ligne le 15 avril 2023) ; A. Félix, Recension de l’ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, de Peo Hansen et Stefan Jonsson, Le temps des ruptures (2 janvier 2023) ; Paul Mayens, « Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne », Lectures [En ligne] (mis en ligne le 08 septembre 2022). [↩]
3. Je recommande la page Partenariats Afrique-France du site internet de la Banque de France, très claire et riche d’informations et de liens vers différents documents officiels. [↩]
4. Pour une analyse de cet article et de ses termes, voir H. Eklund, Peoples, Inhabitants and Workers: Colonialism in the Treaty of Rome, The European Journal of International Law 34.4 (2023), p. 831-854. [↩]
5. Voir le site internet de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest pour des explications sur l’iconographie des billets. [↩]
6. Voir le site internet de la Banque des États de l’Afrique centrale pour des informations sur l’iconographie des billets. [↩]

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